mercredi 17 novembre 2010

POIVRER. Sens oublié.


Il y a des mots qu'on utilise régulièrement et qui portent, en secret si je puis dire, un sens figuré qu'on a oublié. Prenons, aujourd'hui, le mot "poivrer", qui signifie, au plus simple, "assaisonner de poivre". Saviez-vous qu'anciennement le mot "poivrer" signifiait aussi la transmission d'un "mal" ou d'une maladie vénérienne ? On peut poivrer à la table mais il ne faut pas poivrer au lit ! On trouve cette définition dans la deuxième édition du Dictionnaire de l'Académie française (1718) :

Dictionnaire de l'Académie française (1718)

Bien sûr, dans les dictionnaires anciens, c'est toujours la femme qui a le mauvais rôle. Dans l'exemple fourni  en haut on écrit "...en parlant d'une femme qu'on soupçonne avoir donné du mal à un homme, on dit, que C'est elle qui l'a poivré." On ne parle pas des femmes qui se sont fait "poivrer" par des hommes. Lisons maintenant une définition semblable que je trouve dans le Dictionnaire de Furetière ( seconde édition, 1701, revue, corrigée et augmentée par Basnage de Beauval ) :

Dictionnaire d'Antoine Furetière (1701)
Vous aurez remarqué la citation : " Toi louve, toi guenon, qui m'a si bien poivré. S.Amant " On ne peut pas dire que c'est un compliment qu'on fait à la gent féminine. Bon, les rédacteurs des dictionnaires prennent les citations qu'ils peuvent trouver, mais ils y a certainement des loups qui ont "poivré" des chaperons rouges. Je continue en vous montrant la définition du Dictionnaire de Pierre Richelet ( édition de 1728 ). Là encore, tout le mal vient des "femmes débauchées" et des "filles de joie". Voyez les paragraphes marqués d'un astérisque ou d'une croix. Cliquez sur la photo si l'image est trop petite ( et cliquez sur votre "retour de page" pour revenir; pas sur le X de votre page d'ordinateur ).

Dictionnaire de Pierre Richelet ( édition de 1728 )
Vous aurez remarqué qu'on trouve dans le dictionnaire de Richelet la même citation de S.Amant qu'on a vue dans le dictionnaire de Furetière, mais plus complète :"Toi louve, toi guenon, qui m'a si bien poivré Que je ne croi jamais en être délivré" S. Amant. ( Je transcris sans corriger ). Le pauvre diable a été sérieusement poivré. Mais au moins ses souffrances lui ont assuré une place dans deux grands dictionnaires ! Nous allons terminer cet article avec le Dictionnaire d'Émile Littré ( 1883, tome troisième ). On peut y lire au point 2 que "poivrer" c'est aussi "laver un oiseau avec de l'eau et du poivre, pour tuer la vermine, ou pour l'assurer quand il est farouche." Et au point 3 on dit que "poivrer" c'est "faire payer trop cher". Les autres grands dictionnaires donnent aussi ces sens mais je ne les ai pas relevés pour rester centré  sur mon sujet. Finalement, au point 4 on revient sur le sens de "communiquer une maladie honteuse". Et nous tombons sur une autre citation qui brocarde la gent féminine : "Pour se venger d'un homme, elle prit du mal exprès pour le poivrer", Tallemant des Réaux, dans Les Excentricités du langage.

Dictionnaire d'Émile Littré ( 1883 )

Mais d'où vient qu'on ait choisi le mot "poivrer" pour désigner la communication d'une "maladie honteuse" ? Il faut savoir qu'on appelle "chaude-pisse" ou "chaude-lance" la gonorrhée ou blennorragie, une maladie vénérienne qui donne une impression de brûlure pendant la miction. Je suppose que la pauvre victime se sent "poivrée" justement. 
Donc messieurs, évitez de fréquenter les filles de joie. La facture est toujours salée. Et on peut se faire poivrer.